En janvier 2020, Manille interdit le déploiement de travailleurs vers le Koweït après que le corps d’une domestique philippine, Jeanelyn Villavende, ait été retrouvé sans vie, torturé par ses employeurs koweïtis. Cependant, dès février, les Philippines lèvent la restriction. Malgré la fréquence de pareils événements, la condition des travailleuses migrantes dans les pays du Golfe – à savoir l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, Oman, le Qatar – demeure aujourd’hui peu connue du grand public. A l’inverse, la situation des hommes est davantage documentée, puisque ceux-ci travaillent collectivement dans des industries comme la construction. Pourtant, ce sont les femmes domestiques qui constituent la main d’œuvre la plus importante et croissant le plus rapidement au sein du Conseil de coopération du Golfe. La moindre attention accordée à celles-ci s’explique par une expérience migratoire vécue beaucoup plus individuellement, notamment en raison de la quasi invisibilité de leur environnement de travail.
Bien que les servantes étrangères aient toujours été présentes dans les riches foyers du Golfe, cette tendance s’est étendue à un plus large public dans les années 1970, au lendemain du choc pétrolier. Elles représentaient ainsi 1.65 million d’habitants dans la région en 2016. En Arabie saoudite, les employées de maison constituent 76.7% des travailleuses non citoyennes du pays. La plupart proviennent du Sri Lanka, d’Inde, des Philippines, du Bangladesh et un nombre grandissant d’Afrique. Souvent, elles quittent leur pays d’origine pour fuir des forces socio-politiques, économiques et culturelles discriminatoires, mais peinent finalement à s’épanouir dans le Golfe.
Le système de la Kafala ou les pleins pouvoirs à l’employeur
Dans les pays du Golfe, les travailleuses migrantes sont perçues comme la propriété de leur employeur en raison du système de la Kafala. Exigence absolue dans la région, la Kafala désigne une procédure qui contraint toute travailleuse étrangère, mais également ses homologues masculins, à avoir un sponsor défini, appelé kafeel. Ce dernier, un citoyen du pays d’accueil, devient son employeur et détient son passeport, l’empêchant ainsi de chercher un autre emploi et la rendant complètement dépendante.
Autrement dit, le kafeel reçoit des pouvoirs comparables à ceux de l’État, tandis que la servante se retrouve contrainte de supporter les mauvais traitements par crainte de perdre son statut de résidence. En particulier, elle se voit forcée de fournir des efforts considérables, pendant de longues heures de travail largement au-dessus des standards internationaux. Par exemple, les domestiques en Arabie saoudite travaillent en moyenne 63.7 heures par semaine – la deuxième estimation la plus élevée au monde – pour un salaire moyen de $431. Outre ces horaires épuisants, le rythme intensif peut être accentué par l’obligation d’effectuer les tâches ménagères chez les proches de l’employeur, sans revenu supplémentaire. Ainsi, aux Émirats arabes unis, les domestiques n’obtiennent parfois pas un seul jour de repos mensuel.
De plus, si elles tentent de s’échapper, la presse locale publie des annonces destinées à les retrouver, tandis que leur offrir assistance constitue un crime. Elles sont alors condamnées pour fuite et risquent l’expulsion. Lors d’une campagne de déportation de migrants illégaux organisée par l’Arabie saoudite en 2013, des cas de viol de la part des gardes ont été rapportés. Il convient toutefois de noter que les gouvernements du Golfe ont développé des refuges dédiés aux domestiques en fuite. Toutefois, leur impact à long-terme n’est pas garanti puisque pareils cas ne peuvent être conclus que par la déportation ou le retour au foyer du kafeel.
Une violence rendue systématique par le cadre intime de travail
Bien que le parrainage soit obligatoire pour tous les travailleurs migrants de la région, quel que soit le secteur, ce système s’avère d’autant plus pernicieux pour le personnel travaillant sous le toit du kafeel. Le foyer relevant du domaine privé, une marge de manœuvre plus conséquente est laissée à l’employeur pour exercer diverses formes de discrimination à l’égard de ses servantes. Ces dernières souffrent d’un isolement permanent, à la fois physique, psychologique, social et culturel. Cette marginalisation peut aller jusqu’à l’interdiction totale de quitter le domicile, de recevoir de la visite et de posséder un téléphone.
Par ailleurs, le contrôle de l’employée est également organisé de manière à maintenir l’équilibre démographique, un enjeu de sécurité nationale dans le Golfe. C’est pourquoi l’employée doit apporter, à son arrivée, un test de grossesse négatif. Son activité sexuelle est également surveillée sur le long terme, dans certains cas par la contraception forcée. La solitude la laisse de surcroît plus vulnérable aux risques d’harcèlement et d’agression de la part de l’employeur ou des autres hommes de la famille.
Aussi, les épouses, par jalousie, adoptent souvent des attitudes particulièrement dédaigneuses à l’égard des autres femmes du domicile. En particulier, la maltraitance physique et l’humiliation verbale sont la norme dans certains foyers. Ainsi, le cadre de travail privé facilite l’exploitation silencieuse des travailleuses migrantes. Leur traitement est laissé à la discrétion de l’employeur, par un transfert d’autorité revenant normalement à l’État.
L’exclusion des domestiques du droit du travail au motif de la dimension sacrée du foyer
En outre, la violence systématique dont souffrent ces domestiques étrangères est amplifiée par les lacunes législatives qui leur nient le statut d’employée. La justification des responsables politiques se résume à avancer que le foyer ne fait pas partie du domaine d’action publique. Ainsi, un porte-parole du Ministère du Travail bahreïni estime que « le personnel de maison doit être traité comme partie intégrante de la famille. Les disputes doivent être solutionnées en interne. Sinon, l’intimité du foyer est profanée ». Dès lors, les servantes ne sont pas considérées comme travailleuses au regard de la loi, comme l’indique le Code du Travail à Oman. En effet, la Partie II Article 2 précise que « les dispositions de cette législation ne s’appliquent pas aux […] personnes dans la famille de l’employeur, qui vivent avec et dépendent de lui. »
Face à l’ampleur de cette exclusion, certaines organisations de défense des droits de l’homme n’hésitent pas à qualifier la situation d’ « esclavage sous contrat ». Au-delà de refuser au personnel de maison les droits accordés aux autres travailleurs, la loi légitime explicitement l’infériorité des salaires des domestiques femmes par rapport à leurs homologues masculins. En outre, leur rémunération dépend de leur nationalité, les servantes philippines recevant par exemple des revenus plus élevés que les ressortissantes du Sri Lanka. Récemment, les préférences religieuses ont également donné l’avantage aux employées musulmanes plutôt que chrétiennes, par crainte que ces dernières influencent l’éducation des enfants.
Ces politiques inégales violent la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1969, ainsi que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1981. Pourtant, les monarchies du Golfe sont toutes États parties à ces traités. En revanche, aucune n’a ratifié les Conventions sur les travailleurs migrants de 1949 et 1975. De même, les 29 Etats ayant ratifié la Convention de 2011 concernant le travail décent pour les travailleurs domestiques ne comprennent aucun pays du Golfe. Ces derniers n’ont pas non plus pris part à la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, entrée en vigueur en 2003. Il apparaît donc que la construction sociale des domestiques étrangères en tant que composante du foyer intime entraîne une réticence à reconnaître leurs tâches comme du labeur.
De timides réformes qui ne masquent pas la discrimination persistante entre domestiques étrangères et les autres travailleurs
Néanmoins, il convient de souligner quelques avancées vers une réforme de ce système. En particulier, en 2012, Bahreïn, dont le Code du Travail pour le Secteur Privé de 1976 exempte « les servants domestiques et les personnes considérées comme telles » de ses dispositions, a finalement décidé de leur accorder un congé annuel et le recours à la médiation en cas de conflits sociaux. Depuis 2017, les kaleef bahreïnis sont également contraints de détailler dans un contrat la nature précise des travaux de leurs employées de maison, ainsi que les heures et jours de repos. Même le Qatar, qui a longtemps refusé d’aborder la question, a approuvé la Loi No. 15 de 2017 sur le personnel domestique. Cette dernière leur garantit 10 heures quotidiennes de travail au maximum, un jour de repos hebdomadaire et trois semaines de congé annuel.
Cependant, malgré ces nouvelles régulations ayant essentiellement trait au repos, la discrimination entre employées domestiques et autres travailleurs persiste. A titre d’illustration, en Arabie saoudite, les premières peuvent travailler jusqu’à 15 heures quotidiennes tandis que la loi limite la journée des seconds à huit heures. En outre, ces progrès demeurent limités par l’absence de suivi. En raison de la quasi-sanctuarisation du foyer dans la culture du Golfe, les inspecteurs du travail ne sont pas autorisés à le pénétrer, de même que les représentants de l’État et le personnel de l’ambassade.
Il est également important de rappeler l’inexistence d’une société civile indépendante dans le Golfe. Par conséquent, les migrantes ne savent pas quelles actions entreprendre en cas de violation de leurs droits fondamentaux. Elles n’ont pas non plus accès aux services de traduction, exacerbant ainsi leur vulnérabilité. Ainsi, en 2013 en Arabie saoudite, la servante sri lankaise Rizana Nafeek a été décapitée, accusée du meurtre du bébé dont elle s’occupait. D’une part, son exécution constituait une enfreinte à la Convention des droits de l’enfant puisqu’elle était mineure au moment des faits. D’autre part, ses aveux ont été obtenus sous la contrainte et sans assistance linguistique, soulignant à nouveau l’absence de toute protection à l’égard des domestiques migrantes.
Image : A Domestic Worker in Lebanon. By Jared Rodriguez. CC BY-NC-ND 2.0