La liberté religieuse est le plus souvent analysée par des experts qui rapportent ses violations dans des pays « étrangers » où les minorités religieuses sont empêchées, quand elles ne sont pas outrageusement persécutées. Mais c’est aussi une question actuelle et exigeante pour nombre d’États, comme le Canada, qui ont fait des libertés fondamentales la base de leur vie démocratique et le ciment de la société. Évoquer la liberté religieuse au Canada, ce n’est donc pas seulement exposer l’arsenal juridique qui garantit aujourd’hui à toute personne présente sur le sol canadien la liberté de conscience et d’expression religieuse. C’est aussi relire en filigrane le processus riche et continuel de l’édification d’une nation pluraliste.
La liberté religieuse et l’expérience canadienne du pluralisme
La question de la liberté religieuse au Canada s’est posée de façon relativement précoce. Dès la Conquête britannique (1763), la diversité religieuse et culturelle – autrement dit la coexistence de deux confessions chrétiennes : la catholique et la protestante – ont conduit l’Empire britannique à composer avec cette situation de façon pragmatique et pacifiante. Si en Europe depuis les traités de paix de Westphalie (1648), chacun des États était régi selon les principes de la religion de son souverain (cujus regio, ejus religio [1]) – ce qui par ailleurs restreignait considérablement les libertés des minorités religieuses, parfois au prix du sang –, il ne pouvait en être de même au Canada sans risquer, pour les Britanniques, de perdre tout contrôle sur ce vaste territoire. Celui-ci étant habité par les peuples autochtones et, depuis plus d’un siècle, par une population majoritairement francophone et catholique.
Les Britanniques ont donc renoncé à établir l’anglicanisme comme religion de l’État canadien, désamorçant ainsi la problématique de l’inscription du principe de séparation de l’Église et de l’État dans la constitution. La liberté de religion au Canada, garantie par la neutralité de l’État, a dès lors épousé les contours d’une pratique tolérante dont le caractère évolutif s’apprécie à l’aune de la pratique des accommodements et de la jurisprudence.
C’est dans cette logique d’apaisement et de tolérance qu’il convient, par exemple, de restituer l’Acte de Québec (1774). En effet, cette loi constitutionnelle britannique comprend un certain nombre de concessions accordées aux Canadiens français pour s’assurer de leur loyauté. Parmi ces concessions figurent notamment la garantie de la liberté de professer la religion catholique, mais aussi l’institution d’un serment de fidélité au roi qui n’oblige plus les catholiques à renier leur foi pour accéder à un poste de la fonction publique (en l’occurrence non prestigieux), ainsi que le rétablissement des lois civiles fondées sur le droit français. En ce sens, l’Acte de Québec est fondamental car il permet de saisir, du moins en partie, la singularité juridique, et plus largement culturelle, de ce qui est devenu la province du Québec. Une singularité qui s’exprime, nous le verrons plus loin, y compris dans le domaine de la liberté religieuse.
Cette neutralité de tolérance dont fait preuve l’État canadien dès la fin du XVIIIe siècle, a permis le développement d’un pluralisme religieux qui intégrera progressivement d’autres religions au point de faire du Canada un « nouvel Éden ou refuge accommodant » (Rigal-Cellard 2012) pour de nombreuses minorités ou sectes religieuses. La liberté ainsi garantie a donné aux Églises et à leurs fidèles respectifs toute latitude pour œuvrer à l’édification du Canada [2]. En témoigne également le poids politique et social exercé par l’Église catholique au Québec, et les Églises protestantes (anglicane, unie, évangéliques, …) dans le reste du Canada, du moins jusque dans les années 1960.
La décennie suivante, inaugure une nouvelle ère du pluralisme à la canadienne, celle du multiculturalisme. La sécularisation à grande vitesse et la visibilité toujours plus grande de la diversité religieuse, notamment chez les nouveaux arrivants, encouragent le gouvernement canadien à promouvoir la coexistence de différentes cultures, plutôt que l’intégration à une culture commune fondée en partie sur la reconnaissance d’une culture majoritaire (interculturalisme québécois). Selon cette approche du pluralisme désormais inscrite dans la constitution canadienne[3], « l’identité commune d’une société se définit exclusivement par référence à des principes politiques [dont la liberté religieuse] plutôt qu’à une culture, une ethnicité ou une histoire. » (Bouchard et Taylor, 2008 : 288)
Un principe : la liberté. Une pratique : l’accommodement
En l’absence de texte constitutionnel précisant la nature des relations entre les Églises et l’État ou actant de jure leur séparation, le principe qui prévaut au Canada, c’est la liberté de conscience et de religion, souligne Micheline Milot, spécialiste de la « laïcité [4] » canadienne.
Le texte de référence est la Charte canadienne des droits et libertés (1982) qui énonce un certain nombre de principes fondamentaux, au premier rang desquels figure la liberté de conscience et de religion (art.2). Quant à la définition de la liberté religieuse elle-même, elle est précisée pour la première fois dans un arrêt de la Cour suprême de 1985 [5]. Elle est décrite comme « le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. » Ce à quoi il convient d’ajouter que nul ne peut se voir imposer une exigence religieuse.
Ces références juridiques fixent un cadre interprétatif pour la pratique des accommodements [6] qui sont la matrice de la liberté religieuse au Canada. En effet, les accommodements en matière religieuse obligent l’État – garant de la neutralité du droit –, tout comme les institutions publiques et les entreprises privées, à respecter la liberté religieuse en adaptant si besoin l’exercice de la loi (la norme qui s’applique à tous sans distinction) dans le cas où une personne serait discriminée en raison de ce qui la singularise, en l’occurrence ses croyances. Par ailleurs, la liberté religieuse étant considérée comme une liberté individuelle fondamentale, la Cour suprême accorde de fait une importance particulière à la « sincérité » des croyances personnelles qui peuvent motiver tout recours en justice.
La pratique de l’accommodement illustre bien le « pragmatisme politique » qui caractérise la politique canadienne en matière de liberté religieuse et de pluralisme, le tout dans un esprit de « justice pour tous » [égalité], « garantie par un État neutre [7] [séparation de fait] à l’égard des différentes conceptions [individuelles et collectives] de la ‘vie bonne’ » (Milot, 2009, p.62). En ce sens, le multiculturalisme à la canadienne est aujourd’hui défendu, non sans critique, comme un facteur positif de l’intégration sociale des personnes issues des minorités culturelles et religieuses.
La laïcité québécoise, l’exception qui interroge la règle canadienne
« Ces principes [séparation, neutralité, liberté de religion et égalité] connaissent des évolutions diverses selon la conjoncture propre à chaque contexte national qui les charge d’un contenu sémantique inévitablement teinté par la hiérarchie des valeurs qui prévaut ici ou là » (Milot, 2009, p.62). Tel est le cas au Québec où, depuis les travaux de la Commission Bouchard-Taylor, il y a plus de 10 ans, les débats autour de la laïcité témoignent d’un parcours distinct vis-à-vis du « reste du Canada ». Aussi, le gouvernement québécois a-t-il défendu la Loi sur la laïcité de l’État, adoptée en 2019 (dite aussi « Loi 21»), comme « un modèle de laïcité de l’État qui tient compte de l’histoire, des valeurs sociales et de la spécificité du Québec » et « le résultat d’un parcours historique et d’un processus évolutif propre au Québec [8]».
Sans revenir en détail sur ce parcours singulier, il faut cependant garder à l’esprit, comme le souligne Gérard Bouchard, historien et sociologue de renom au Québec, que « Les valeurs les plus célébrées dans une société sont celles qui ont été forgées dans son histoire. (…) Aucune n’est spécifique à notre société ; elles sont toutes universelles. Je crois néanmoins qu’elles portent une charge distinctive à cause de notre passé ». (Bouchard 2015) [9]
La singularité québécoise tient essentiellement dans la volonté d’une définition substantielle et non principielle de la laïcité et donc de la liberté religieuse [10]. Mais laissons ici de côté les débats parfois virulents, souvent réducteurs (autour de la seule question du port du signe religieux), mais somme toute légitimes et nécessaires. Laissons aussi de côté les subtilités juridiques qui ont marqué les différents projets de lois qui se sont succédé depuis une douzaine d’années et qui manifestent de la quête inlassable du Québec pour affirmer sa propre voix.
Si l’analyse des débats actuels requièrent davantage de recul historique pour en saisir toute la portée, l’étude de la pratique des accommodements se révèle riche d’enseignement. En étudiant quatre cas d’accommodements en matière d’affaires religieuses, Sébastien Grammond, juge de la cour fédéral [11], souligne que « les décisions de la cour d’appel de Québec [ont] été systématiquement renversées par la cour suprême du Canada » (Grammond, 2009 : 88). Selon le juriste, le désaccord entre la Cour suprême et la Cour d’appel semble porter non pas sur les principes d’accommodement et d’égalité, mais sur la divergence entre deux appréciations culturelles de la religion[12] qui recoupent également les différences linguistiques.
D’une part, les juges francophones de la Cour d’appel du Québec (et même de la Cour suprême) regardent la religion comme un « choix individuel » et libre – une préférence parmi d’autres – qui implique la conformisation à des prescriptions édictées par des autorités religieuses (empreinte du « petit catéchisme » catholique). Il revient donc à l’individu seul d’en assumer le fardeau [13]. D’autre part, les juges anglophones de la Cour suprême tendent à considérer la religion non pas comme un choix mais comme une « conviction profonde » intimement liée à l’identité même de l’individu. Dans ce cas, si les juges sont « convaincus » de la « sincérité de la croyance » du requérant, ils doivent accorder l’accommodement au nom d’une liberté religieuse perçue avant tout comme une liberté individuelle fondamentale.
L’importance donnée par les juges de la Cour suprême au caractère personnel de la quête spirituelle et aux croyances individuelles octroie une portée plus large aux pratiques d’accommodement en y incluant un plus grand nombre de croyances et d’activités considérées comme religieuses. Et c’est bien cette approche de la religion qui domine dans la Charte canadienne des droits et libertés (1982), autrement dit, dans le seul texte constitutionnel qui a préséance sur la Charte (québécoise) des droits et libertés de la personne (1975), un texte fondamental du système juridique québécois qui énonce les valeurs fondamentales de la société québécoise.
Ces différences d’appréciation culturelle de la religion au niveau provincial québécois et au niveau fédéral, ici trop rapidement évoquées, permettent malgré tout d’entrevoir des questions autrement plus sensibles comme l’équilibre entre droits individuels et collectifs, les tensions entre la culture juridique fédérale inspirée de la Common Law et la culture juridique québécoise qui tient davantage du droit civil, ainsi que les différences de visions de la place et du rôle de l’État. Ces questions qui mériteraient un long développement constituent, en définitive, le cœur de la problématique de la liberté religieuse aussi bien au Canada que dans le reste du monde.
Conclusion
La liberté religieuse est loin d’être une question définitivement close. Et le Canada n’y échappe pas. Elle ne cesse d’alimenter des débats et d’inciter à des aménagements, qui sont autant de marqueurs des tensions structurantes au cœur d’un pays qui se veut garant exemplaire des droits et libertés fondamentaux.
Il est vrai que les débats sont davantage tumultueux au Québec autour de la notion de laïcité de l’État, mais cela ne signifie pas pour autant que les autres provinces du Canada, qui ont souvent exprimé leur opposition aux initiatives des gouvernements québécois, ne sont pas, elles aussi, traversées par des tensions politiques et culturelles. À ce jour, s’il n’y a toujours pas eu dans le reste du Canada d’équivalent à la commission québécoise sur les accommodements raisonnables – remarquable exercice de démocratie –, c’est peut-être aussi « parce qu’elles n’ont pas eu la bravoure » pour le faire (Lori Beaman) ou bien que le « multiculturalisme est [considéré comme] sacré dans le reste du Canada » et que par conséquent il serait « hors de question » d’en discuter (Peter Beyer) [14].
Malgré tout, les tensions observables entre le Québec et le reste du Canada au sujet de la liberté religieuse ne sont pas aussi mauvaises qu’on pourrait le penser. Bien au contraire, elles obligent à débattre et peut-être… à innover.
Bibliographie
Bouchard, Gérard (2015). « En quoi nos valeurs sont-elles « québécoises » ? », La Presse, 12 juin.
Bouchard, Gérard, et Taylor, Charles (2008). Fonder l’avenir : le temps de la conciliation. Québec, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008.
Grammond, Sébastien (2009). Conceptions canadienne et québécoise des droits fondamentaux et de la religion : convergence ou conflit ? Revue juridique Thémis, 43/1 : 83-108.
Milot, Micheline (2009). Laïcité au Canada, liberté de conscience et exigence d’égalité. Archives de sciences sociales des religions, 146, avril-juin, p. 61-80.
Rigal-Cellard, Bernadette (2012). Prophéties et utopies religieuses au Canada. Presses Universitaires de Bordeaux.
Notes
[1] Traduit le plus souvent par « tel Prince, telle religion », ce principe politique fut consacré par les traités de paix qui mirent fin à une longue période de conflits sanglants entre Catholiques et Protestants en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. En faisant coïncider « un roi, une foi, une loi », on espérait ainsi mettre fin aux guerres fratricides. Ce principe niant la réalité de la diversité religieuse européenne, dès lors très riche, a pu servir de leitmotiv aux souverains européens, comme Louis XIV, pour mener une politique de persécutions (massacres et exils ou baptêmes forcés), guidée par une vision de la nation aussi homogène que fantasmée.
[2] Est-il besoin au passage de rappeler combien l’héritage des pionniers de la Nouvelle-France, parmi lesquels les Montréalistes, les communautés religieuses éducatrices et hospitalières, mais aussi de grandes figures spirituellement engagées dans la société comme Jeanne Mance (1606-1673), Marguerite Bourgeois (1620-1700), Marguerite d’Youville (1701-1771) et tant d’autres qui depuis se sont inscrits dans leur sillon, marque encore aujourd’hui de son empreinte de nombreux domaines de la vie sociale au Québec.
[3] Bien qu’adopté dès 1971 par le gouvernement fédéral dirigé par le Premier ministre libéral Pierre Elliott Trudeau (1919-2000), le multiculturalisme est officiellement institué par l’article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés, première partie de la loi constitutionnelle de 1982.
[4] Le terme de laïcité, ici revendiquée par M. Milot pour traiter de la liberté de religion au Canada, est un terme qui n’est entré que depuis 2007-2008 (commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables) dans le langage médiatique et politique, pour évoquer la situation du Québec.
[5] Cour suprême du Canada, R. c. Big M Drug Mart Ltd., 24 avril 1985, 1985 CanLII 69, paragr. 94, 96
[6] Si l’on veut avoir une vision précise de la liberté religieuse telle qu’elle s’exerce au Canada, il faudrait opérer une analyse de l’ensemble des accommodements et de la jurisprudence accumulés qui constituent le cœur de la pratique. En France, a contrario, si la jurisprudence est importante pour comprendre la vision française de la liberté religieuse, les textes de loi, en premier lieu la Loi de séparation des Églises et de l’État (1905), reste la référence absolue. On voit ici poindre à travers cette rapide comparaison, une différence de culture juridique – common law (accent mis sur le droit individuel et les décisions de justice) et droit français (accents mis sur les droits collectifs et tendance à légiférer en continue) – qui explique en partie la différence de ton dans le débat, et peut être une tendance à plus de crispations en France (ou au Québec).
[7] La neutralité religieuse de l’État doit ici être comprise non pas comme de l’indifférence à l’égard du religieux, mais comme souci d’égalité de traitement envers chaque citoyen, quel que soient ses croyances. L’impératif de neutralité est une obligation d’accorder une même reconnaissance et un même respect à tous les membres de la collectivité.
[8] http://www.fil-information.gouv.qc.ca/Pages/Article.aspx?aiguillage=ajd&type=1&idArticle=2706173769
[9] De fait, La loi 21 ne définit-elle pas la laïcité québécoise selon quatre principes – « la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité des citoyens et des citoyennes, ainsi que la liberté de conscience et la liberté de religion » (art.2) – que l’on retrouve au fondement de toute société démocratique ?
[10] Cette différence par rapport au fédéral révèle sans aucun doute une différence de culture juridique et souligne une tendance plus appuyée à vouloir légiférer. Ceci implique nécessairement une inclination pour le débat et garantit l’animation de l’arène politique, le plus souvent pour le meilleur, et parfois pour le pire.
[11] Ancien professeur et doyen de la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa.
[12] On parle ici de « vision » et non de définition précise de la religion par les tribunaux.
[13] Par exemple, la cour d’appel de Québec a tendance à refuser les demandes supplémentaires de congés payés pour raison religieuse. Les juges considèrent que l’individu doit puiser dans sa réserve nominale de congés payés ou prendre un congé sans solde.
[14] Interventions de Lori Beaman (Canada Research Chair in Religious Diversity and Social Change, Université d’Ottawa) et Peter Beyer (Université d’Ottawa) lors du colloque international organisé par la Chaire en gestion de la diversité culturelle et religieuse de l’UdeM, 19-21 octobre 2017, pour les 10 ans de la commission Bouchard-Taylor.
Image : Charte canadienne des droits et libertés © le ministère du Patrimoine canadien