Initialement prévues pour le lundi 21 octobre prochain, les élections fédérales canadiennes seront-elles déplacées pour des raisons religieuses ? C’est en tout cas ce qui a été demandé à la Cour fédérale par des membres de la communauté juive orthodoxe, soutenus par l’organisation juive B’nai Brith Canada. La raison invoquée : la date du scrutin est discriminatoire envers les juifs canadiens observants. Pour les plaignants, les élections ne peuvent se tenir le jour d’une fête religieuse – en l’occurrence Chemini Atseret qui « clôt » la fête de Souccot. En effet, les juifs orthodoxes n’ont pas le droit de travailler, de voter ou de faire campagne ce jour-là. Le malaise est palpable dans la classe politique.
Début juin dernier, une candidate du Parti conservateur, Chani Aryeh-Bain, et Ira Walfish, un électeur conservateur, tous deux résidant dans la province de l’Ontario, ont demandé au Directeur général des élections (DGE) du Canada de modifier la date des prochaines élections afin d’accommoder la communauté juive. Ce dernier a refusé leur demande estimant que le vote par anticipation leur permettait de remplir leurs devoirs (et droits) de citoyen.
Les deux plaignants ont fait valoir en retour que trois des quatre jours de vote par anticipation sont des jours fériés juifs. Par conséquent, l’organisation du scrutin portait préjudice à toute une communauté. Jugeant le refus du DGE « déraisonnable », ils ont donc décidé de porter leur cause devant les tribunaux. Une juge de la Cour fédérale a finalement ordonné au DGE de revoir sa copie. La décision doit être rendue d’ici le 1er août. En théorie, depuis 2007, les élections fédérales ont lieu à date fixe le 3ème lundi d’octobre, tous les quatre ans. Cependant le DGE a le pouvoir discrétionnaire de modifier la date du scrutin pour éviter qu’il ne coïncide avec « un jour revêtant une importance culturelle ou religieuse » (Loi électorale de 2007, 56.2).
Un enjeu électoral pour les Conservateurs
Il convient aussi de remarquer que les intérêts électoraux de la candidate conservatrice pèsent dans sa démarche. Les circonscriptions d’York et d’Eglinton-Lawrence, où résident les deux plaignants, ont été repris aux conservateurs juifs par le Parti libéral lors des dernières élections. Aryeh-Bain espère bien récupérer un siège avec le concours de l’électorat juif de sa circonscription. Étant elle-même juive orthodoxe observante, elle a fait savoir par son avocat qu’elle « devra mettre fin à sa campagne le jour des élections » et que donc, « elle ne peut pas rivaliser sur un pied d’égalité. »
Divisions au sein des communautés juives
Est-il acceptable de maintenir le scrutin lors d’une fête juive ? Le sujet divise les deux principales organisations juives du Canada.
Le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA) – l’organisme officiel de défense des droits des Juifs canadiens – par la voix de son président, lui-même juif orthodoxe – affirme que le gouvernement canadien et le DGE ont été suffisamment prévoyant pour permettre aux 75 000 Juifs orthodoxes (sur près de 310 000 juifs canadiens) qui s’estiment lésés, de pouvoir voter. Si le CIJA reconnait que les juifs les plus observants pourront ressentir une certaine contrainte, il ajoute qu’« ils ne seront pas pour autant empêchés de participer au processus démocratique ».
En revanche, pour B’nai Brith Canada (BBC), branche canadienne de l’organisation d’entraide communautaire présente dans le monde entier, « l’enjeu est très important », selon son représentant Colin Feasby. « Au fond, il s’agit de savoir ce que cela signifie de compter dans la société canadienne. La tenue des élections fédérales à une date où une minorité religieuse ne peut pas voter en raison de ses croyances envoie un message à la communauté qu’elle ne compte pas. (…) Ce qui est encore plus perturbant dans le contexte de l’oppression historique des Juifs, c’est qu’un message est envoyé à la société canadienne en général : cette minorité et ses croyances ne comptent pas et ses droits démocratiques ne valent pas la peine d’être protégés. »
Il est donc urgent, du point de vue de BBC que le gouvernement « ne laisse pas se développer une situation dans laquelle une partie importante de la population se trouverait dans l’impossibilité d’exercer ses libertés démocratiques les plus fondamentales ».
Ces inquiétudes émises par BBC doivent être comprises dans un contexte où les actes antisémites ont atteint un nombre important au Canada. Il s’agit du nombre le plus élevé depuis 30 ans d’après le recensement par BBC. Selon le CIJA, les communautés juives restent le groupe le plus ciblé par les crimes de haines au Canada. En 2018, les actes antisémites se sont stabilisés après plusieurs années consécutives de hausse.
Religion et politique, un mélange qui sème le trouble
Au sein de la classe politique fédérale, les commentaires sont assez prudents voir timorés. Que ce soit du côté des Conservateurs, du Nouveau Parti Démocratique (NPD) ou du Parti Libéral, on préfère s’en remettre à la décision prochaine du DGE et de souligner son indépendance.
Cependant des voix se font entendre pour dénoncer un mélange des genres. L’exemple le plus emblématique est la réaction de Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois – parti fédéral qui représente les indépendantistes du Québec. Il estime qu’en cas de modification de la date du scrutin, « l’État s’exposerait à entraver sérieusement son fonctionnement au gré des revendications des unes et des autres [religions]. La religion ne doit pas interférer avec le fonctionnement de l’État civil et laïque. Point ».
Cette réaction résonne particulièrement au Québec, où les débats autour de la récente adoption de la loi sur la neutralité religieuse de l’État continuent toujours d’animer la scène politique. On peut aussi y voir le reflet des différences de vision du rapport politique/religieux entre le Québec (où priment l’intérêt général et l’État) et le Canada (où l’individu fait davantage figure d’unité fondamentale de mesure du respect des droits individuels). Là se situe toute l’équation à résoudre, ou du moins l’équilibre à trouver.
Image : Une souccot aménagée par une famille de juif hassidique sur un balcon du quartier Outremont, Montréal (2014), By Christian Aubry. Flickr CC BY 2.0.