Cinquième anniversaire de la mort d’Adama Traoré : où en est l’enquête ?
Il y a cinq ans, dans la cour de la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise), Adama Traoré trouvait la mort. Trois gendarmes venaient tout juste de l’interpeller à Beaumont-sur-Oise. L’affaire prend rapidement de l’ampleur. En effet, elle s’inscrit dans le contexte de révélations, en France et à l’étranger, de violences policières visant particulièrement les personnes racisées. L’affaire est toujours aux mains de la justice. Elle est devenue la figure de proue du combat antiraciste dénonçant le « racisme systémique » qui sévirait en France.
Samedi 17 juillet avait lieu la marche annuelle en mémoire du jeune homme. Près de 2 000 personnes y ont participé. La sœur du défunt et figure du mouvement, Assa Traoré a dirigé cette manifestation.
L’affaire Adama Traoré : une affaire traînée en longueur
Rappel des faits ayant conduit à la mort d’Adama Traoré
Le lundi 19 juillet, les gendarmes tentent de procéder à un contrôle des papiers d’Adama et de son frère Bagui. Adama sortait de son second emprisonnement. Tandis que son frère se plie au contrôle, Adama s’enfuit. Il est rattrapé une première fois, mais s’échappe à nouveau. Trois gendarmes le retrouvent un peu plus tard dans un appartement et procèdent à son arrestation. Selon les militaires, Adama subit alors le poids des trois hommes qui tentent de le menotter et les auraient alertés de difficultés respiratoires. Une fois maîtrisé, il se relève néanmoins et est emmené à la gendarmerie. Durant le trajet, il aurait montré des signes de malaise. Il est alors sorti de la voiture dans la cour de la gendarmerie et mis en position latérale de sécurité (PLS). Les secours tentent alors pendant une heure de le réanimer sans succès.
Une bataille d’expertises et une affaire judiciaire traînée en longueur
Durant quatre ans, de nombreuses expertises médicales se contredisent. Certaines affirment tantôt que l’état de santé antérieur du jeune homme engageait avant même l’intervention des gendarmes son pronostic vital. D’autres allèguent que c’est le syndrome asphyxique qui est la cause de la mort. Finalement, le parquet décide de confier les expertises suivantes à quatre médecins belges. Ils concluent dans leur rapport final daté du 13 janvier 2021 que les effets d’un « coup de chaleur » suivi d’une courte asphyxie ont entraîné la mort du jeune homme. Le rapport statue donc qu’il s’agit d’un enchaînement d’événements qui ont conduit au décès d’Adama Traoré. Ses proches ont demandé un nouveau complément d’enquête aux médecins belges en juin dernier.
Une mobilisation importante
Du fait des multiples rebondissements, des propos confus du premier procureur chargé du dossier et des expertises parfois menées par du personnel dont les compétences ont été remises en doutes, l’affaire fait polémique. Dès le lendemain de la mort d’Adama Traoré, cinq nuits de violences urbaines ont lieu dans le Val-d’Oise. Assa Traoré se place rapidement à la tête d’un mouvement pacifique demandant selon son slogan phare « la vérité et la justice » pour son frère Adama.
Les propos tenus lors de ces marches font un parallèle avec l’actualité américaine de l’année dernière. La technique du plaquage ventral, accusée d’avoir causé la mort d’Adama, fait en effet écho à la mort de George Floyd. Si les faits sont avérés, Adama rejoindrait une longue liste de victimes en France de cette méthode reconnue internationalement comme dangereuse, bien qu’elle reste autorisée dans l’hexagone.
Cinq ans après la mort d’Adama Traoré, la mobilisation reste importante. Ce samedi 17 juillet 2021, des manifestants de tous les âges et origines ont rejoint le cortège qui commémorait certes la mort du jeune homme, mais dénonçait aussi les violences policières et le racisme. En son sein se sont côtoyés différents collectifs dénonçant ces violences, les membres du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) ou encore des « gilets jaunes ».
L’affaire Adama Traoré : symbole du « racisme systémique » en France ?
Des signes d’un « racisme systémique » ?
Pour les militants, l’affaire Traoré est la preuve de l’existence d’un « racisme systémique » en France. Les dossiers administratifs des trois gendarmes, versés à la procédure jucidiaire, abondent en ce sens. Ils révèlent que ces derniers ont bénéficié d’une récompense pour services exceptionnels en 2019 après l’arrestation d’Adama Traoré, une « citation sans croix à l’ordre du régiment », accordée par le chef de la gendarmerie nationale. Pour la famille Traoré et leurs soutiens, non seulement les gendarmes n’ont été que peu inquiétés par leur hiérarchie pour l’affaire Traoré, mais ils en ont même été récompensés et protégés. Ceci serait le signe d’une direction complaisante avec des actes éventuellement racistes de la part de leurs officiers.
Le procès en diffamation contre Assa Traoré a été l’occasion pour la famille d’exposer son point de vue. En effet, Assa Traoré était poursuivie en raison du texte polémique « J’accuse » publié sur son compte Twitter. Cette tribune accusait en les nommant les gendarmes du meurtre de son frère. Son avocat et elle ont fait appel à la barre au sociologue Éric Fassin qui expose le concept de « racisme systémique ». L’avocat d’Assa Traoré a d’ailleurs fait des parallèles avec la mort de George Floyd aux États-Unis. Le procès se solde par un acquittement le 1er juillet dernier, les juges ayant reconnu le caractère militant du texte.
L’affaire Traoré apparaît alors comme l’événement mettant en exergue un glissement dans les combats antiracistes contemporains. Un point analysé par des chercheurs en sociologie de l’Université de Paris : Fabrice Dhume, Aude Rabaud et Camille Gourdeau. Selon eux, les victimes des contrôles policiers ou d’actes policiers violents sont surtout des personnes racisées. Plusieurs études abondent en ce sens, dont celle menée par le Défenseur des droits en 2017. Ces actes peuvent résulter d’un racisme individuel de la part de certains détenteurs de la force publique. Toutefois, selon les chercheurs, les policiers ou gendarmes racistes restent trop peu inquiétés ou condamnés par l’institution policière. Des mouvements antiracistes s’appuient sur cet argument pour parler d’un « racisme systémique » qui faciliterait ce racisme individuel.
Débats autour du concept et de son application française
Il convient de souligner que tous les mouvements antiracistes n’emploient pas le terme de « racisme d’État ». Ce concept s’applique historiquement « aux États ayant appliqué des politiques ségrégationnistes ou à des régimes affichant une idéologie explicitement raciste ». Celui de « racisme systémique » provenant d’outre-Atlantique désigne des attitudes consciemment ou non racistes de la part d’acteurs. Il renvoie aussi à un ensemble de mécanismes invisibles, portés notamment par des politiques. De même qu’à des pratiques qui ne prennent pas en compte les caractéristiques du groupe subissant des discriminations.
De nombreux articles ont ainsi relaté la lutte au sein du champ de l’antiracisme. Cette lutte opposait les associations les plus institutionnalisées aux associations les plus récentes. Les premières (LICRA, SOS Racisme, MRAP…) sont souvent générales et contre le concept de « racisme d’État » et de « racisme systémique ». Les secondes (MIR, CRAN [1]) s’attaquent spécifiquement à certaines formes de racisme et reprennent largement ces concepts et surtout celui de « racisme systémique ».
Les défenseurs du « racisme systémique » restent aujourd’hui en France minoritaires. Les chercheurs utilisent encore peu cette notion, la jugeant difficile à appliquer. Elle englobe effectivement l’ensemble des exclusions, ségrégations, dominations ou discriminations subies par les minorités. Un autre point d’achoppement de sa critique est qu’elle reviendrait à transposer sur la situation française le cas américain. En effet, le concept décrit bien la situation américaine pour laquelle il a été conçu. Cependant, il s’adapterait peu à la réalité française caractérisée par son principe d’universalisme républicain.
Néanmoins, certains commentateurs plaident pour une utilisation française de la notion voyant dans de nombreux faits, comme le contrôle au faciès, son expression. Ils dénoncent aussi un amalgame entre « racisme d’État » et « racisme systémique », qui fausse la compréhension de cette notion. Au niveau international en tout cas, le concept a été largement repris : Michelle Bachelet, Haute-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme a demandé le 1er juillet dernier aux États de prendre des « mesures immédiates » contre le « racisme systémique ». Elle en a profité pour déplorer les lenteurs de la justice dans le cas de l’affaire Adama Traoré.
Conclusion
Ainsi, cette affaire apparaît comme révélatrice du débat sur la pertinence du concept de « racisme systémique » en France. Peu utilisent cette notion dans l’hexagone, tandis que beaucoup d’experts étrangers la plébiscitent. L’affaire Adama Traoré va néanmoins continuer d’agiter la sphère médiatique et politique. En effet, les médecins belges rendront un complément d’expertise médicale dans les mois à venir.
[1] Mouvement des Indigènes de la République / Conseil Représentatif des Associations Noires.
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