Interdiction de l’abaya dans les écoles publiques françaises
Par une ordonnance du 7 septembre 2023, le Conseil d’État a validé l’interdiction du port de l’abaya dans les écoles publiques françaises [1]. Ce choix ne surprend guère en raison du contexte juridico-historique du service public scolaire. Mais cette affaire reste critiquable sur bien des aspects et illustre une fragilisation de l’union entre les communautés.
L’ordonnance du Conseil d’État concernant l’interdiction de l’abaya dans les écoles publiques françaises
Visant essentiellement le milieu scolaire, l’ordonnance du Conseil d’État n’est en soi pas surprenante.
Le contexte de l’interdiction
L’ordonnance du Conseil d’État survient, aux prémices de la rentrée scolaire, dans un contexte d’agitation sur la place de l’abaya dans les écoles publiques françaises. Habit traditionnel venu du golfe persique, l’abaya est équivalente à une toge ou un manteau. Si les clichés médiatiques la présentent avec un voile ou un foulard, il s’agit en réalité d’un vêtement qui couvre son porteur des épaules jusqu’aux pieds. Généralement porté par des femmes, l’habit a pour pendant le qamis. Depuis quelques années, des établissements faisaient état d’atteintes à la laïcité. Selon l’ordonnance du Conseil d’État, on recensait 617 atteintes à la laïcité liées au port de signes ou de tenues en 2021-2022. En 2022-2023, on recensait 1984 signalements sur ce même fondement.
Restée jusqu’alors au stade de polémique, la tenue traditionnelle vient de faire l’objet d’un sévère encadrement juridique. Par une note de service du 31 août 2023, le nouveau ministre de l’Éducation nationale annonçait l’interdiction de l’abaya (et du qamis) dans les écoles publiques françaises. C’est donc dans l’urgence [2] que le Conseil d’État a dû répondre, par une décision provisoire, au référé soulevé par l’association Action droits des musulmans [3] à l’encontre de la note de service.
La validation de l’interdiction
Après avoir souligné le trouble causé par l’abaya, le Conseil d’État a statué en faveur de son interdiction dans les écoles publiques françaises.
En l’occurrence, la Haute juridiction administrative ne classe pas per se l’abaya parmi les signes religieux. L’abaya y est même définie comme « vêtement féminin couvrant l’ensemble du corps à l’exception du visage et des mains ». Néanmoins, elle s’assimile à une tenue religieuse lorsqu’elle s’accompagne d’une attitude revendicatrice d’une appartenance religieuse. Le juge suit ici le point de vue de l’administration scolaire. Cette dernière la perçoit, elle aussi, comme un simple vêtement. D’ailleurs, sur le site de l’Éducation nationale l’abaya est au rang de « tenues qui ne manifestent pas par nature une appartenance religieuse ». Ce qu’elle déplore, c’est qu’elle s’accompagne d’un discours mettant en avant des motifs liés à la pratique religieuse. Par ce truchement, l’abaya devient alors une tenue religieuse.
Le contexte juridico-historique favorable à l’interdiction
Le milieu scolaire doit être protégé de l’expression des convictions religieuses.
La fin du XIXe siècle
Si le texte fondateur de la laïcité française date du 9 décembre 1905 [4], les prises de distance de l’État avec les cultes reconnus avaient débuté bien avant. Avec les lois Ferry de 1882, les écoles publiques voyaient déjà leurs locaux et leurs programmes scolaires laïcisés. Les crucifix étaient retirés des murs, et l’instruction religieuse supprimée. En 1886, la loi Goblet édictait la neutralité du personnel. À l’époque, il s’agissait d’empêcher l’influence d’une Église, encore enracinée dans la société d’avant 1789, sur la politique et la société. Cela débutait par la rétrogradation de l’Église dans les écoles publiques : « l’école publique, c’est l’école sans Dieu ».
Au XXe siècle
D’autres évolutions se sont produites au cours du XXe siècle (cf. par ex., les réactions face à la loi Debré de 1959 concernant les rapports contractuels des établissements privés avec l’État.). Mais c’est surtout l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989 qui a marqué les esprits en restreignant la liberté des élèves, jusque-là libres de manifester leurs convictions religieuses [5]. Dès lors, le port de signes comparables à des actes de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande serait interdit.
Au XXIe siècle
Pour finir, la loi du 15 mars 2004 excluait définitivement le port de signes ou de tenues par lesquelles les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Le but étant de protéger « écoliers », « collégiens » et « lycéens » de toute influence religieuse. Désormais, tout élève était tenu d’une neutralité vestimentaire en matière de croyance religieuse. Visant exclusivement les établissements scolaires, cette loi fait figure d’exception dans les services publics où la liberté religieuse des usagers est admise.
Il n’est donc pas surprenant que le juge administratif ait conclu à l’interdiction de l’abaya, après avoir admis sa dimension religieuse. L’ordonnance du 7 septembre 2023 se coule, en quelque sorte, dans le moule du contexte propre au milieu scolaire.
Les appréciations propres à l’interdiction
En dépit d’un contexte qui lui est favorable, pareille interdiction est critiquable, tout autant qu’elle est critiquée.
L’appréciation de l’ordonnance du 7 septembre 2023
L’ordonnance du 7 septembre 2023 donne lieu à deux observations.
Les signalements propres au port de l’abaya
Le juge fait état de signalements en grande majorité dus au port de l’abaya. Il se fonde, pour cela, sur des chiffres présentés par le ministère de l’Éducation nationale. Reste que les signalements propres à l’abaya sont difficilement déchiffrables. En effet, de deux choses l’une : le site du ministère de l’Éducation nationale place les atteintes propres au port de l’abaya dans la catégorie « port de signes et tenues ». Les jupes, les robes longues et les qamis sont aussi incorporés dans ladite catégorie. Cette catégorie englobante ne permet pas de discerner la part exacte des signalements propres au fameux vêtement.
Ensuite, les atteintes liées au « port de signes et tenues » ne constituent qu’un pourcentage de 40 % des signalements en moyenne [6]. Les autres atteintes à la laïcité sont des provocations verbales, des refus des valeurs républicaines, des suspicions au prosélytisme, des contestations d’enseignement, des refus d’activités scolaires et des revendications communautaires. Nous sommes donc en droit de nous interroger sur ce qu’entend le Conseil d’État lorsqu’il affirme que les « signalements ont trait, en grande majorité, au port (…) de tenues de type abaya » (point 5 de l’ordonnance).
Le caractère général de l’interdiction
Par ailleurs, il est étonnant qu’une interdiction « générale » frappe un vêtement dont le seul comportement du porteur le prédispose à une dimension religieuse. Le juge administratif avait jusque-là initié deux grilles de lecture de la signification d’un signe. Soit le porteur reconnait à son signe un symbolisme religieux. Dans ce cas, l’interdiction du signe est valable. Soit le porteur réfute sa dimension religieuse. Le cas échéant, il est possible de porter le signe. Récemment, le juge a eu à trancher, entre autres, sur le port d’une charlotte médicale [7] ou d’une barbe [8]. Dans le cas de l’abaya, tout est présenté comme si les jeunes filles repérées avaient, toutes, tenu un discours religieux pour justifier le port de leur abaya. Ce qui laisse dubitatif.
Les avis relatifs à la place de l’abaya dans les écoles publiques françaises
Certains, pour qui l’abaya est à n’en pas douter un vêtement religieux, perçoivent favorablement l’interdiction. Pour eux, son port constitue une atteinte aux valeurs de la République.
Pour le Syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale, le positionnement unifié du Gouvernement et du Conseil d’État est un véritable soulagement. Les membres des établissements sont enfin avisés de la marche à suivre.
D’autres, a contrario, réfutent la nature religieuse de l’abaya. Telle est l’opinion du Conseil français du culte musulman ou encore du philosophe Michel Onfray pour qui l’abaya est civilisationnelle. À ce propos, un Dictionnaire relatif aux vêtements chez les Arabes décrit l’abaya comme l’habit type des Bédouins [9]. L’habit protège son porteur des conditions climatiques du désert.
Beaucoup estiment que la place de l’abaya dans les écoles publiques françaises est un faux débat. Déjà, parce que sur les 11 000 collèges et lycées, seuls 150 établissements sont concernés. Le problème serait donc relatif. Ensuite, parce que d’autres défis bien plus importants attendent l’éducation nationale : manque de moyens, conditions d’enseignement, précarité, handicap, discrimination vis-à-vis des familles étrangères et des enfants ultramarins, décrochage scolaire, etc. En raison de cet ordre des priorités, un lycée de La Seine-Saint-Denis a choisi de se désolidariser de la mesure d’interdiction de l’abaya.
Les premières conséquences de cette interdiction
Les médias font état des premières conséquences de la mesure d’interdiction.
Sur le plan national
Depuis l’annonce de l’interdiction, le dialogue conflictuel s’intensifie entre les membres du corps enseignant et les familles.
Récemment, une jeune fille en tunique était contrainte de se dévêtir. Elle portait sous sa tunique un legging et un débardeur. Sa mère dénonçait ce fait dans les médias. Le chef de l’établissement justifiait son choix par la perception qu’il se faisait de la signification de la tunique. Quelques jours plus tôt, le parent d’une élève portant l’abaya menaçait le proviseur de l’établissement. Le 14 septembre dernier, la conseillère principale d’éducation recevait à son tour des menaces pour avoir manifesté son désaccord sur le port de l’abaya.
D’un côté, on perçoit l’incertitude des familles concernant les modalités des dialogues engagés entre les étudiantes portant l’abaya et les directions d’établissements. De l’autre, y est illustrée toute la difficulté qu’éprouve le personnel chargé du dialogue à transmettre un message apaisant. La communication est un art que trop peu maîtrisent. Or, il n’est pas certain que le personnel concerné ait été formé au dialogue suite à la soudaine entrée en vigueur de l’interdiction. D’où l’importance d’instruire ces derniers dans le cadre de formations « laïcité » de qualité [10].
Sur le plan international
L’impavidité de l’actuel gouvernement sur la place de l’abaya ne lui assure pas « bonne presse » à l’étranger. Lors d’un récent débat diffusé sur une chaine publique turque, des universitaires critiquaient « les fondements racistes et coloniaux de l’interdiction de l’abaya » en France. Les intervenants voyaient en l’interdiction de l’abaya un signe d’oppression contre les musulmans. Ils dénonçaient une tentative visant à empêcher les étudiantes d’accéder à l’éducation. Pour certains journalistes français, il s’agit là d’une tentative visant à décrédibiliser la France au niveau international.
Enfin, Le Figaro et la chaine HugoDécrypte rapportent qu’Al-Qaïda menace La France d’attaques terroristes depuis l’annonce de l’interdiction de l’abaya, le groupe considérant que la France est entrée en guerre contre l’Islam.
Ces nouvelles semblent confirmer que le sujet de l’abaya participe au choc des civilisations qui oppose le monde musulman à la France.
Les questions en suspens après l’interdiction de l’abaya dans les écoles publiques françaises
Outre les profondes désunions qu’elle provoque, la mesure d’interdiction de l’abaya dans les écoles publiques françaises laisse des questions en suspens. D’une part, qu’en sera-t-il de l’élève exclue après une sanction disciplinaire pour avoir refusé de retirer son abaya ? Cette interdiction ne risque-t-elle pas de contribuer à la fragilisation du principe de l’école obligatoire ? D’autre part, comment s’appliquera la mesure pour l’élève admise en internat, pour qui la liberté religieuse est assouplie (l’internat bénéficiant d’un régime d’exception en matière religieuse, avec l’existence d’une aumônerie) ? Enfin, qu’adviendra-t-il de l’exception au principe de l’interdiction du port de signes religieux dans les territoires ultramarins ? En effet, malgré la loi du 15 mars 2004, les tenues traditionnelles restaient admises à La Réunion ainsi qu’à Mayotte.
Conclusion
Le 25 septembre 2023, alors saisi à nouveau d’un référé-suspension [11], le Conseil d’État confirmait, par une décision provisoire, les termes de son ordonnance du 7 septembre 2023. Pour lui, il n’y a pas de doute sérieux sur la légalité de l’interdiction du port de l’abaya. La note du 31 août 2023 n’a pas inexactement qualifié la fameuse tenue, laquelle s’inscrit bel et bien dans une logique religieuse. Dans l’attente d’une décision définitive ultérieure, les référés des 7 et 25 septembre 2023 révèlent la position ferme du juge administratif sur la place de l’abaya.
In fine, l’expression des croyances personnelles et religieuses interpelle plus que jamais. D’aucuns suspectent que certaines prises de décisions ne soient qu’une justification au profit d’objectifs personnels (vouloir marquer de son empreinte un gouvernement, etc). Cependant, à force de rejeter des convictions personnelles, les politiques risquent, en plus de voir disparaître toutes formes de religiosité, de fragiliser durablement la cohésion du pays.
Notes
[1] Par « écoles publiques », on entend les écoles, les collèges et les lycées publics.
[2] Par la procédure de référé (art. L. 521-2 du code de justice administrative).
[3] Il s’agit d’une association fondée en 2015 pour lutter contre les mesures jugées « islamophobes ».
[4] Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, JORF 11 décembre 1905.
[5] CE, avis, 27 novembre 1989, n° 346893
[6] En septembre 2022-2023, les signalements liés au « port de signes et tenues » représentaient un pourcentage de 54% des atteintes. Ils étaient de 40% pour octobre et de 39% pour novembre. Ils diminuaient pour être à 34% pour décembre et 27% pour janvier 2023. Les signalements étaient de 38% pour février et 42% pour mars. Le pourcentage était de 37% pour avril. Le bilan pour les mois qui suivent n’étant pas encore dévoilé.
[7] Il était question du port d’une charlotte médicale en remplacement du voile dans les hôpitaux.
[8] Il s’agissait de suspicions de collègues sur la dimension religieuse de la barbe d’un médecin stagiaire.
[9] Soit des nomades arabes du désert.
[10] Le passage, au sein des écoles, d’associations promouvant la laïcité n’est pas toujours de qualité. Certains n’hésitent pas à souligner le caractère sectaire de certains cultes. Or, le droit français ne reconnait pas la notion.
[11] Il s’agit d’une procédure d’urgence enjoignant le juge à empêcher l’exécution immédiate d’une décision considérée illégale, le temps de rendre une décision définitive. Deux conditions doivent être remplies : une situation d’urgence et l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de l’acte contesté.
Bibliographie
BLANDIN A., LEGRAND A., LE GUILLOU Ph., SHERRINGHAMM., WILLAIME J.-P., « Le religieux et l’école en France », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 36 | septembre 2004, mis en ligne le 18 novembre 2011, consulté le 13 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/ries/1453 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.1453
VALLAR Ch., « Abaya : pourquoi le Conseil d’État a-t-il validé son interdiction ? », 2023, Le Club des juristes, blog.leclubdesjuristes.com/abaya-son-interdiction-est-elle-definitive/
VERNEUIL Y., « École et religion : enjeux du passé, enjeux dépassés, enjeux déplacés ? », Histoire, monde et cultures religieuses, 2014/4 (n° 32), p. 13-27. DOI : 10.3917/hmc.032.0013. URL : https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2014-4-page-13.htm
WOEHRLING J.-M., Qu’est-ce qu’un signe religieux ?, Société, droit et religion, 2012/1, n°2, pp. 9-24
A voir :
ARTE Europe : Abaya, le débat sur la laïcité est relancé, 3 septembre 2023, www.youtube.com/watch?v=EJTlu3EZNw4
Image : Photo de Rhyan Stark: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/photo-d-une-femme-portant-une-abaya-en-marchant-sur-le-desert-2911204/