Mercredi 25 mars, un an et demi après l’assassinat de Jamal Khashoggi, le procureur général d’Istanbul annonce la fin de l’enquête et le début de poursuites judiciaires contre 20 saoudiens. Parmi eux, deux sont très proches du Prince Mohammed ben Salmane.
L’affaire Khashoggi nourrit les tensions turco-saoudiennes et met en lumière la question des droits humains en Arabie saoudite à l’heure où le royaume préside le G20. L’annonce turque a provoqué peu de réactions à l’échelle internationale et embarrasse les alliés de Ryad. Le New York Times revient sur l’évènement et donne la parole à la fiancée du journaliste disparu : « Quand est ce que le monde agira après cela ? Et comment l’Occident se défend-t-il ? Avec les valeurs ? Où sont les valeurs ? ». Cette annonce propulse à nouveau sur la scène internationale l’enjeu de la liberté d’expression en Arabie saoudite. Au-delà, elle met en exergue la rivalité idéologique autour de l’islam politique entre la Turquie de l’AKP et la monarchie saoudienne.
Jamal Khashoggi : un allié devenu opposant
En octobre 2018, la disparition du journaliste à la suite d’un entretien au consulat saoudien à Istanbul éveille les rumeurs d’assassinat politique. Les autorités saoudiennes ont d’abord adopté une posture de déni avant de se résigner à reconnaître le meurtre du journaliste par des agents de leur pays. Si la CIA avance l’idée d’une probable implication directe de Mohammed ben Salmane, le gouvernement saoudien rejette toute accusation dirigée contre le prince héritier.
En décembre, la justice d’Arabie saoudite a condamné cinq personnes liées au crime, sans que leurs identités soient révélées. En théorie, la Turquie peut tenir un procès in absentia mais peut difficilement rendre un verdict sans le témoignage des accusés. Mais pourquoi Jamal Khashoggi a-t-il été la cible d’un assassinat ?
Issu d’une famille de marchands, le journaliste a longtemps été un proche du pouvoir saoudien et de la famille royale. Ses prises de positions de plus en plus tournées vers le réformisme et l’immobilisme du régime le poussent à prendre le chemin de l’exil en 2017. Éditorialiste au Washington Post, il exprime sans réserve sa déception vis-à-vis du Prince « MBS » dont la rhétorique réformatrice ne serait qu’un habillage discursif pour faire taire les voix dissidentes. C’est en ce sens que le plaidoyer de Khashoggi pour une démocratisation de l’Arabie Saoudite est devenu un danger pour le nouvel homme fort de Ryad.
Rivalité idéologique turco-saoudienne : islam politique et modèle de société
Au-delà de son rôle de porte-voix des revendications démocratiques en Arabie-Saoudite, Jamal Khashoggi inquiétait Ryad, et intéressait Ankara, par son orientation politique proche des Frères musulmans. Ces dernières années, le journaliste bien connu des médias arabes s’est exprimé à plusieurs reprises pour défendre le programme politique des mouvements « fréristes ». Ces derniers ont joué un rôle indéniable dans le contexte des transitions politiques post-2011.
Or, la famille royale voit d’un œil méfiant les transformations à l’œuvre dans le monde arabe et qui semblent consacrer le premier rôle aux partis issus de l’islam politique inspiré de l’AKP. De plus, le journaliste saoudien auprès du Washington Post disposait d’une influence croissante au sein des médias américains et par conséquent sur l’opinion publique outre-Atlantique. En ce sens, le travail de Khashoggi représentait une voix dissonante capable de mettre le royaume face à ses responsabilités en matière de respect des droits humains, en particulier de la liberté d’expression.
Ainsi, l’affaire Khashoggi est un symptôme de la rivalité turco-saoudienne dans la région et leur désaccord sur les fonctions accordées à la démocratie et la religion dans la société. Soucieuse de conserver son pouvoir, la dynastie saoudienne régnante s’attache à une forme de régime wahhabite et autoritaire, refusant l’idée de démocratie et s’érigeant en modèle pro status quo. A contrario, la Turquie de l’AKP fait l’éloge de son alliance entre laïcité et démocratie dans une société à majorité musulmane, bien que le pays soit actuellement engagé dans une tendance illibérale. De même, l’islam pratiqué en Turquie appartient à l’école hanafite considérée comme libérale et ouverte, et parfois opposée au rite wahhabite majoritaire en Arabie-Saoudite. Amalgame entre une tradition étatique laïque et un islam réformiste, le modèle turc de société se trouve ainsi en position de concurrence face au modèle saoudien.
Sans doute, le renversement en 2013 du président égyptien, Mohamed Morsi (2012-2013), issu des Frères musulmans, a représenté un moment d’exacerbation des tensions bilatérales. Si la Turquie a condamné la prise de pouvoir des militaires contre le premier président démocratiquement élu en Égypte, l’Arabie Saoudite a montré un soutien sans faille au nouveau régime. Jamal Khashoggi lui-même avait reconnu la responsabilité de Ryad dans la mise en échec de la transition démocratique en Égypte. Ses prises de positions ont provoqué la colère du royaume saoudien tandis qu’en Turquie, il était perçu comme « un modèle d’intellectuel promoteur d’un islam politique moderne, celui de l’AKP. » Son engagement en faveur d’un pluralisme démocratique au sein des sociétés du Moyen-Orient continue d’inspirer les dissidents à travers la région.
Jamal Khashoggi in March 2018 (cropped).jpg ; Création : 2018-03-21 12:04 ; CC BY 2.0 – https://fr.wikipedia.org/wiki/Jamal_Khashoggi#/media/Fichier:Jamal_Khashoggi_in_March_2018_(cropped).jpg