LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN : ENTRE NÉGATIONNISME ET RECONNAISSANCE MITIGÉE
Le 24 avril 1915, le gouvernement de l’Empire ottoman, dirigé par les Jeunes-turcs procède à l’exécution de 600 notables arméniens. Ce n’est que le début d’une période d’épouvante, durant laquelle environ 1,2 à 1,5 million d’Arméniens perdent la vie, subissant déportations et massacres. D’avril 1915 à juillet 1916, les Arméniens subissent donc ce que certains appellent « le premier génocide du XXe siècle ». Les recherches historiques ont depuis des décennies permis de faire lumière sur le « génocide arménien ».
Pourtant, certains ne cessent de remettre en question le terme de « génocide ». Plus d’un siècle après les évènements, il reste beaucoup de travail pour que le génocide soit reconnu internationalement. Le négationnisme n’est également toujours pas prohibé. Enfin, il est essentiel de travailler à pacifier la position de la Turquie à l’égard de ses voisins.
À l’occasion du 24 avril, jour de la commémoration du génocide par le pouvoir français, il est important de revenir sur cet épisode sanglant.
Détermination de la législation
Le processus de reconnaissance à l’échelle internationale.
En 1965, l’Uruguay devient le premier pays au monde à reconnaître le génocide arménien. Aujourd’hui, 29 États de la coalition internationale reconnaissent le caractère génocidaire des actes de 1915-1916. Jacques Sémelin [1] explique que le temps est un aspect majeur à prendre en compte dans la compréhension et l’acceptation d’un phénomène génocidaire. Les années 2000 ont donc véritablement impulsé la « reconnaissance du génocide ». En effet, de nombreux pays ont à cette époque accepté de qualifier cette tragédie de « génocide ».
Souvent, la reconnaissance s’effectue à travers le vote d’une loi, d’une motion ou d’une résolution. En Europe, la majorité des pays a reconnu le caractère génocidaire par la signature d’une résolution parlementaire, à l’instar de l’Italie, l’Allemagne, ou le Portugal. La Grande-Bretagne ne s’est quant à elle pas prononcée. Jacques Sémelin explique que « le facteur accélérateur dans un pays pour un tel processus sera forcément la présence d’une communauté arménienne qui va faire pression. […] les conséquences économiques et les intérêts diplomatiques que des États peuvent avoir avec la Turquie vont en revanche freiner la prise d’une telle décision ».
D’importants efforts en France depuis deux décennies
En France, c’est sous l’impulsion du président Jacques Chirac qu’une loi a été votée en ce sens. Celle-ci permet au pays de prendre position en faveur de la communauté arménienne. Selon Mourad Papazian, coprésident du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, « La France a eu un rôle moteur et un rôle exemplaire pour signifier aux États qu’il était temps de reconnaître cette réalité ». Dans cette même optique, en 2016, Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’Éducation nationale, s’est engagée à mettre sur pied une mission permettant l’enseignement des génocides et crimes de masse. Un séminaire organisé autour du génocide arménien a permis d’annoncer ce projet mené par Vincent Duclert.
Lors de sa campagne présidentielle, Emmanuel Macron s’était engagé à travailler sur la question de la commémoration du génocide. Cet engagement s’était finalement transformé en un engagement présidentiel le 5 février 2019. Lors du discours prononcé au dîner du Conseil de Coordination des organisations Arméniennes de France (CCAF), le président Macron s’est engagé à honorer la mémoire des victimes du génocide arménien, en faisant du 24 avril la Journée nationale consacrée à la commémoration. Édouard Philippe, alors Premier ministre, avait donc présidé la première cérémonie commémorative en 2019. Cette dernière s’était d’ailleurs tenue dans le 8e arrondissement de Paris. Elle a eu lieu à proximité de l’édifice dressé en mémoire du Komitas [2]. Les commémorations du génocide n’ont pu se dérouler le 24 avril 2020 en France en raison du confinement.
Or, bien que ces éléments s’inscrivent dans une dynamique favorable aux communautés arméniennes, force est de constater que le négationnisme et l’attitude turque représentent toujours des menaces majeures.
Un négationnisme toujours observable
La négation du génocide
La communauté arménienne se heurte à diverses difficultés. Tout d’abord, malgré la présence de preuves historiques attestées, la dénomination « génocide » fait toujours l’objet de contestations fortes. Les négationnistes utilisent les ressources de notre époque pour développer leurs thèses. Certains utilisent les réseaux sociaux pour diffuser des commentaires ou articles niant les faits historiques. Ahmet Cetin, membre actif de la confrérie Milli Gorüs et du groupe turc des Loups gris (depuis dissout par Gérald Darmanin) a été incriminé par le Comité de défense de la cause arménienne et s’est vu condamné pour ses propos haineux à l’égard de la communauté arménienne.
Certaines personnalités s’illustrent également par des propos à visée négationniste. Financé par un think tank turc, Maxime Gauin, chercheur français, a prétendu à plusieurs reprises que « les déportés étaient très bien nourris et accueillis et au cours et au terme de leurs marches forcées ». Ses propos avaient donc déclenché un scandale, notamment auprès de la communauté arménienne. À cette occasion, Ara Toranian [3] l’avait qualifié de « négationniste patenté ». Il l’a également comparé au négationniste de la Shoah, Robert Faurisson.
Une position française longtemps paradoxale en France d’un point de vue législatif
Il faut cependant avouer que la situation en France est paradoxale. Jacques Chirac a œuvré en faveur de la reconnaissance du génocide arménien en 2001. Pourtant, le Conseil Constitutionnel a censuré la loi pénalisant sa contestation en 2012, jugeant cela contraire à la liberté d’expression. Le débat est donc resté quelque temps stérile et plutôt favorable au négationnisme. L’histoire relative aux propos de Maxime Gauin a impulsé l’évolution de la situation en faveur de la communauté arménienne.
Des tensions toujours vives entre les communautés
La situation n’est pas pour autant apaisée. Le 28 octobre 2020, des manifestations anti-arméniennes se sont déroulées à Décines-Charpieu. Des forces de l’ordre sont ainsi intervenues pour contrecarrer les volontés d’activistes turcs d’en découdre avec les Arméniens. Trois jours plus tard, le Centre National de la Mémoire Arménienne (CNMA) de Décines-Charpieu a été dégradé. Ces provocations montrent donc que la situation entre Turcs et Arméniens reste tendue.
Des tentatives d’ingérence par le milieu politique et associatif ?
Erdoğan lui-même semble être prêt à tout pour accroître son influence et ses idées négationnistes en France. Lors de l’élection présidentielle de 2017, un nouveau parti politique nommé Parti Égalité Justice (PEJ) [4] est suspecté par le PCF d’être un relai de l’AKP en France.
Outre le domaine politique, Erdoğan encourage la création d’associations destinées à développer son autorité. Le COJEP (Conseil pour la Justice, l’Égalité et la Paix), bien que surveillé de près par le pouvoir français, agit officiellement pour « les droits de l’homme » et contre « le racisme et la discrimination ».
En réalité, ses objectifs semblent davantage politiques. En effet, le 14 avril 2018, le COJEP organise une conférence. Elle porte sur le « Regard historique sur les évènements de 1915 dans l’Empire ottoman ». Le COJEP invite deux personnalités : la première est Abdelaziz Chaambi, président de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie. La deuxième est Yves Benard, auteur de deux livres négationnistes sur le génocide arménien. Dix mois plus tard, le COJEP s’est prononcé contre la création d’une journée de commémoration du génocide arménien.
Pour les services français, le COJEP est un relai de l’AKP, qui « défend l’identité nationale turque et les droits des Turcs expatriés […] ses membres étant particulièrement attachés à la pratique d’un islam rigoriste et à une vision communautariste de la société, rejetant toute assimilation identitaire ou culturelle ». Outre le COJEP, l’organisation YTB, soit « Présidence des Turcs de l’étranger et des communautés affiliées » agit fortement en France. Une enquête de la DGSI explique même que l’YTB, financée par la Sublime Porte, avait pour objectif de créer un vote turc pour influencer la politique française.
La reconnaissance du génocide et ses enjeux géopolitiques
Fondée sur les ruines de l’Empire ottoman en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, la Turquie est une République dite parlementaire, laïque et constitutionnelle. Elle essaye de se rapprocher de l’Occident en intégrant progressivement l’OTAN, l’OCDE, l’OSCE, le Conseil de l’Europe ou le G20. Cependant, ses multiples tentatives de rejoindre l’Union européenne se sont avérées vaines. En outre, la question du génocide arménien et l’incapacité d’Erdoğan de le reconnaître ne penchent pas en sa faveur. Si, selon Mourad Papazian et Ara Toranian [5], le gouvernement turc devrait effectuer un travail de mémoire conséquent, il n’en est rien. L’attitude de la Turquie ne rassure pas. En effet, le Rwanda s’est vu obligé de retirer la partie dédiée au génocide arménien dans son musée à Kigali.
Malgré ses promesses de reconnaître le génocide comme tel, même Barack Obama a plié, se soumettant également à l’influence turque. Donald Trump avait quant à lui estimé que la tragédie vécue par les Arméniens était l’une des pires atrocités de masse du XXe siècle, mais n’avait pas employé le terme de « génocide ».
Toutefois, certains espoirs renaissent avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden. En effet, le président américain a annoncé vouloir reconnaître le génocide arménien le 24 avril, et ce, malgré des relations diplomatiques très complexes avec la Turquie. Bien qu’attendue, cette annonce pourrait désarmer le président turc, qui a pourtant annoncé « qu’il continuerait de défendre la vérité contre ceux qui soutiennent le mensonge du soi-disant « génocide arménien » (…) à des fins politiques ».
Erdoğan, opposé à toute reconnaissance du génocide est allé jusqu’à rendre hommage le 10 décembre 2020 à Enver Pacha, ministre de la Guerre entre 1915 et 1916, et considéré à ce jour comme l’un des « organisateurs » du génocide arménien. De plus, l’attitude menaçante du chef de l’État turc, qui semble avoir pour objectif de redevenir une puissance majeure comme elle le fut au siècle passé, inquiète.
Conclusion
En définitive, la communauté arménienne ne cesse d’agir en faveur de la reconnaissance de ce « génocide ». Elle se heurte à de fortes oppositions. Dans cette même optique, certaines associations arméniennes se sont rassemblées le 26 octobre 2020. Elles souhaitaient « dénoncer les massacres » réalisés par les unités azerbaïdjanaises, soutenues par Ankara dans le Karabakh. La façon d’agir de la Turquie s’avère donc fréquemment condamnée. Dans ce contexte particulier, la dissolution des Loups gris, le 4 novembre 2020 a provoqué la fureur de nombreux individus d’origine turque. Erdoğan quant à lui a dénoncé une provocation à laquelle il répondra de la plus stricte des façons. Entre le refus de reconnaître le génocide, l’ influence turque à l’étranger, et les mauvaises relations entre Macron et Erdoğan, toutes ces questions sont loin de se pacifier.
Notes
[1] Spécialiste du génocide et directeur de recherche au CNRS
[2] Prêtre et compositeur arménien. Figure tragique de l’Arménie ayant survécu à l’anéantissement de son peuple
[3] Co-Président du Conseil de Coordination des organisations arméniennes de France
[4] Parti créé et animé par des politiciens français d’origine turque
[5] Coprésidents du Conseil de Coordination des organisations arméniennes
Image : Armenian genocide memorial