JÉRUSALEM ET LA REDÉCOUVERTE
DE LA TERRE SAINTE AU XIX ÈME SIÈCLE
Malgré la permanence des pèlerinages tout au long du Moyen Âge, puis à l’Époque Moderne, la Terre Sainte, pour les Occidentaux, semble endormie depuis les croisades. Elle représente une sorte de « terra incognita plus céleste que terrestre » [1], lorsqu’en 1798, Napoléon Bonaparte, alors général d’armée, pénètre en Égypte et plus brièvement en Palestine sans juger utile de se rendre à Jérusalem. La campagne d’Égypte (1798-1801) [2], qui a pour but de contrarier la présence anglaise en Méditerranée orientale et d’éloigner l’ambitieux général, se double d’une mission scientifique. Savants, ingénieurs et artistes suivent l’armée et alimentent le renouveau de l’orientalisme. Échec militaire, l’expédition égyptienne ouvre la voie aux ingérences occidentales en Orient [3]. En Palestine, et à Jérusalem en particulier, ce regain d’intérêt des Occidentaux bouleverse des équilibres séculaires et s’oppose aux transformations ottomanes.
L’effervescence orientaliste pour la Terre Sainte
À la suite de la campagne d’Égypte, l’Occident est traversé par une effervescence orientaliste [4]. Les écrivains romantiques inventent le « Voyage en Orient » et diffusent une vision sublimée, fantasmée, voire mystique de la Terre Sainte et de Jérusalem. Itinéraire de Paris à Jérusalem, publié par Chateaubriand en 1811, devient le livre de référence des pèlerins de la première moitié du XIXe siècle. À sa suite, de nombreux auteurs fascinés par l’Orient contribuent à cet imaginaire.
Dans la peinture, le mouvement orientaliste connaît aussi son heure de gloire. À l’instar des écrivains, de nombreux peintres voyagent en Orient, tandis que d’autres se nourrissent de la littérature romantique sans jamais quitter l’Occident, répétant à volonté une série de préjugés et de stéréotypes sur les Orientaux, et en particulier sur les femmes, trop souvent représentées dans une intimité fantasmée et érotisée [5].
Cet orientalisme s’accompagne d’un nouveau mouvement de pèlerinages, plus curieux que religieux, qui s’accélère progressivement avec l’amélioration des moyens de transport. Ces voyages s’inscrivent dans un périple global en Orient : Asie Mineure, Grèce, Liban, Palestine, Arabie, Égypte, etc. Chateaubriand ne fait pas exception à la règle : sur un voyage de plus de onze mois à travers l’Orient, il ne passe que cinq jours à Jérusalem.
Le voyage en Orient est alors quasi exclusivement réservé à une élite, seule capable d’entreprendre financièrement un tel périple de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois. Les pèlerinages s’intensifient, mais il faut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour qu’ils deviennent collectifs et organisés.
(c) 2015 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Philippe Fuzeau
Pour en savoir plus sur le projet « Mille et un visages de Jérusalem », consultez notre page dédiée.
La Palestine, un concept historico-culturel ?
Un espace géographiquement flou
Au XIXe siècle, la Palestine est davantage un concept historico-culturel qu’une réalité géographique, économique et administrative. Dans la littérature occidentale, elle représente un espace situé entre la Méditerranée orientale et le Jourdain : une bande côtière plus ou moins étroite. Il s’agit d’une région mal définie, à laquelle se superpose l’identification géographique des textes bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament : « Eretz Israël » pour les juifs, Terre Sainte pour les chrétiens.
Pour l’Empire ottoman, c’est la région qui abrite la troisième ville sainte de l’Islam, « Al Qods », et un carrefour entre ses provinces d’Égypte, de Syrie et d’Arabie. La Palestine est confiée à des administrateurs établis dans différents districts (province, sandjaks et vilayet), notamment à Naplouse, Safad, Gaza ou Jérusalem. Dans les correspondances militaires et consulaires européennes, la Palestine est longtemps assimilée à la Syrie. Le Sandjak de Jérusalem n’est pas facile d’accès.
Un trajet périlleux
Après de nombreuses semaines de mer, il faut tenter un débarquement périlleux à Jaffa, porte d’accès de la ville Sainte. Jaffa dispose d’une baie abritée par une digue naturelle, mais le port ne peut recevoir que des navires à faible tirant d’eau. Les autres doivent mouiller un peu plus au large et utiliser des embarcations plus légères pour rejoindre la terre ferme. En cas de mer agitée, le débarquement était rendu impossible, les navires se dirigeaient alors vers les côtes libanaises.
La ville est reliée à Jérusalem, jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, par un antique chemin empruntable uniquement à pied ou à dos d’ânes, de mules, de chevaux ou de chameaux [6]. Il faut 15 à 16 heures pour rejoindre Jérusalem. Rares sont ceux qui font le trajet en une journée, tant l’état de la route et les conditions climatiques rendent le voyage épuisant. Une halte est souvent faite à Ramleh, où un couvent franciscain accueille voyageurs et pèlerins.
(c) PrismaArchivo/Leemage/AFP
La porte égyptienne
L’expédition napoléonienne en Égypte a ouvert la voie de l’Orient, et surtout aux ingérences occidentales dans les affaires ottomanes. Dans les années 1830, c’est encore par la porte égyptienne que les Occidentaux vont s’engouffrer. Mehmed Ali est nommé gouverneur (wali) de l’Égypte en 1805, avec pour mission de rétablir l’autorité ottomane sur les mamelouks, soutenus par les Anglais. Instigateurs de nombreuses réformes, officiellement vassal du sultan ottoman, il mène néanmoins une politique indépendante et organise l’armée en s’inspirant des modèles français et anglais. Cette armée de conscription s’illustre notamment en Crète, puis en Grèce, en venant en aide au sultan Mahmud II lors de la guerre d’indépendance grecque (1821- 1830), soutenue par la France, l’Angleterre et la Russie.
À la suite de l’affaire grecque, Mehmed Ali se brouille avec le sultan, et son armée, sous le commandement de son fils Ibrahim Pacha, s’empare de la Palestine, de la Syrie et entre en Anatolie (1 ère guerre égypto-ottomane, 1831-1833). Sous la pression des Occidentaux, la convention de Kütahya (1833) met fin à la guerre et accorde à Mehmed Ali la Syrie et la Cilicie. En 1839, le sultan ottoman, tente de reprendre la Syrie, mais il est sévèrement vaincu à la bataille de Nézib (2 e guerre égypto-ottomane, 1839-1841). Au bord de l’effondrement, l’empire ottoman est sauvé par une nouvelle intervention des Occidentaux et Mehmed Ali doit se replier sur l’Égypte. L’empire ottoman est maintenu, et la Syrie-Palestine attise les convoitises occidentales.
(c) 2022 Musée du Louvre / Département des Peintures/ Léon Cogniet
Rivalités et ingérences occidentales pour la Terre Sainte
L’affaiblissement relatif de l’Empire ottoman, l’ouverture de la Syrie-Palestine, le début de la période des Tanzimat (réformes de l’empire ottoman, 1839-1878), entrainent l’afflux de consuls occidentaux, de missionnaires, d’aventuriers, d’entrepreneurs, d’ingénieurs et autres curieux. Les grandes puissances investissent alors dans l’installation de communautés religieuses, envisagées comme des points d’appui à un protectorat sur la région. Cette concurrence se cristallise notamment dans les Lieux Saints, où les différentes communautés chrétiennes se disputent des titres de propriété, chacune soutenue par une puissance étrangère au nom des capitulations [7] signées entre les différentes monarchies occidentales et le gouvernement ottoman depuis la fin du Moyen Âge.
En une dizaine d’années, la présence occidentale s’intensifie en Palestine à travers l’ouverture de consulats étrangers. L’Angleterre ouvre la voie en 1838, suivie de la Prusse (1842), de la France et de la Sardaigne (1843), des États-Unis (1844), de l’Autriche (1849), de l’Espagne (1854), de la Russie (1858) et de l’Italie (1868) : « On avait coutume de dire à l’époque qu’il n’existait aucune ville au monde où siégeaient autant de consuls » [8]. L’installation de ces consuls favorise l’immigration d’étrangers, qui conservaient leur nationalité et restaient sous la juridiction de leur pays d’origine. Les puissances occidentales comptent alors sur les missionnaires pour imposer, défendre, et justifier leur présence en Terre Sainte. La situation est plus ambiguë pour les juifs, dont la Russie et la France ne sont pas réellement disposées à voir leur population s’accroître en Palestine, au contraire des puissances protestantes au nom d’une forme de sionisme chrétien [9].
(c) Lenkin Family Collection of Photography at the University of Pennsylvania Library, The Pritzker Family National Photography Collection, The National Library of Israel
Développement des congrégations religieuses
Jusqu’au début du XIXè siècle
Jusqu’au début du XIXe siècle, la présence chrétienne est limitée. Des communautés chrétiennes orientales et orthodoxes se sont bien maintenues, mais du côté catholique, seuls les franciscains sont présents en Terre Sainte. Avant 1840, les autres congrégations catholiques, surtout les Jésuites, les Lazaristes et les Dominicains, sont éparpillées au Proche-Orient. Progressivement, la création et le développement de sociétés missionnaires permettent l’envoi croissant de religieux en Orient, et un peu plus tardivement en Terre Sainte, où ils « pensent avoir un rôle divin providentiel à réaliser » [10] auprès des différentes communautés juives, musulmanes et chrétiennes orientales. Protestants et Russes orthodoxes ont un temps d’avance et s’appuient sur de nombreuses sociétés missionnaires [11]. Affaiblie par la Révolution française, l’Empire napoléonien et la sécularisation des sociétés, qui s’accompagnent de nombreuses restrictions à l’encontre des congrégations religieuses, l’activité missionnaire catholique est à l’arrêt au début du XIXe siècle.
Après 1815
Après 1815, la catholicité amorce de nombreux changements, et restaure ou fonde plusieurs communautés religieuses à vocation missionnaire, ainsi que de nombreuses associations ou groupes de soutien. La Propaganda Fide ou Propagation de la foi, département de l’administration pontificale chargé de la diffusion du catholicisme et de l’administration des affaires de l’Église dans les pays non catholiques, reprend ses activités. En 1847, la restauration du Patriarcat Latin de Jérusalem est décidée par le Saint-Siège pour contrer les activités zélées des missionnaires protestants (soutenus par l’Angleterre et l’Allemagne) et orthodoxes (soutenus par la Russie). Entre 1848 et 1856, seules trois congrégations catholiques, toutes féminines, à vocation éducative et sanitaire, s’installent en Palestine : les sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition (1848), les sœurs de Nazareth (1855), les sœurs de Notre-Dame de Sion (1856).
À la veille de la Première Guerre mondiale
Le réel essor des congrégations catholiques est tardif, et il faut attendre les années 1870 pour voir le mouvement s’intensifier, avec une prépondérance des congrégations masculines. À la veille de la Première Guerre mondiale, on compte ainsi une trentaine de congrégations catholiques installées en Palestine et à Jérusalem. La seconde moitié du XIXe siècle est aussi un tournant pour la population juive de la région, avec l’émergence de mouvements préfigurant le sionisme et les initiatives appuyées de philanthropes juifs (achat de terres, construction d’hôpitaux et d’écoles, création de colonies agricoles, etc.).
(c) Lenkin Family Collection of Photography at the University of Pennsylvania Library, The Pritzker Family National Photography Collection, The National Library of Israel
Conclusion
La redécouverte de la Terre Sainte au XIXe siècle est le fruit d’un complexe mélange d’intérêts religieux, scientifiques, géopolitiques et coloniaux, souvent au mépris de la population locale et à l’encontre des intérêts souverains de l’Empire ottoman. En effet, Jérusalem cristallise ces rivalités en raison de la douloureuse question des Lieux Saints et de l’expansionnisme occidental. L’essor des congrégations religieuses étrangères et des pèlerinages, l’intensification des rivalités entre puissances occidentales et le début des mouvements sionistes présagent de nouvelles tensions. Pour autant, la Palestine comme Jérusalem, ne sont pas un « no man’s land » abandonné aux rivalités étrangères par le pouvoir central ottoman ou les autorités locales.
Bien au contraire, Jérusalem devient progressivement au XIXe siècle le pôle politique et administratif de la Palestine ottomane, « alors même que les gouverneurs de Jérusalem gagnent en compétence et en responsabilité », tandis qu’on assiste à une reconfiguration des autorités locales que Vincent Lemire appelle une « révolution municipale, parce que pour la première fois dans l’histoire de la ville sainte une instance administrative commune est chargée de représenter l’ensemble de ses habitants, au-delà des différences ethniques ou religieuses. Révolution municipale et donc aussi révolution citadine, tant il est vrai qu’à Jérusalem comme ailleurs, c’est bien à l’échelon municipale que se fabrique ‘’la citadinité’’ » [12].
Notes 1-5 :
[1] ANTEBI Elisabeth, Le Crépuscule de l’influence de la France dans la Palestine ottomane (1870-1915) et ses conséquences. (Ou) L’occasion manquée de la France en Palestine ottomane, In : France-Levant, de la fin du XVIIe siècle à la Première Guerre mondiale, DELPAL B., HOURS B, PRUDHOMME C. (dir.), Paris, Geuthner, 2005, 483p.
[2] LAURENS Henry, L’expédition d’Égypte (1798 – 1801), éditions du Seuil, Points Histoire, Paris, 1997, 595p.
[3] LAURENS Henry, La Question de Palestine, tome 1 : 1799 – 1921, L’invention de la Terre Sainte, Fayard, Paris, 1999, 713p.
[4] SAID Edward W., L’Orientalisme, L’Orient crée par l’Occident, le Seuil, Paris, 1980.
[5] THORNTON Lynne, La femme dans la peinture orientaliste, ACR Editions, Paris, 1993
Notes 6-10 :
[6] TRAVIS Anthony S., On chariots with horses of fire and iron: The Excursionists and the Narrow Gauge Railroad from Jaffa to Jerusalem, Magness Press, Jerusalem, 2009.
[7] Accords entre l’Empire ottoman et les puissances occidentales afin de faciliter les relations commerciales et ouvrant des droits et des privilèges sur les communautés chrétiennes de l’empire.
[8] BEN-ARIEH Yehoshua, Jérusalem au XIXe siècle, géographie d’une renaissance, Éditions de l’éclat, Paris-Tel-Aviv, 2003.
[9] Certains protestants considèrent comme un commandement divin le fait de soutenir le peuple juif élu par Dieu pour favoriser le retour du Christ.
[10] STRANSKY Thomas F. La concurrence des missions chrétiennes en Terre sainte, 1840-1850 In : De Bonaparte à Balfour : La France, l’Europe occidentale et la Palestine, 1799-1917, Paris, CNRS Éditions, 2008, pp.207-230.
[11] London Missionary Society (1795), Church Missionary Society (1795), British and Foreign Bible Society (1804), London Society for Promoting Christianity among the Jews (1809), American Board of Commissioners for Foreign Missions (1810), Edinburgh Medical Missionary Society (1814), American Baptist Missionary Board (1814), Société Missionnaire de Bâle (1815), American Bible Society (1816), Gesellschaft zur Beförderung des Christentums unter den Juden (Berlin, 1822), Berliner Missionswerk (1824), etc.
[12] LEMIRE Vincent, Jérusalem 1900. La ville sainte à l’âge des possibles, Armand Colin, Paris, 2013, p. 107 et p.137.
Bibliographie succincte :
ENCEL Frédéric, Géopolitique de Jérusalem, Paris, Flammarion, 2008.
LEMIRE Vincent (dir), Jérusalem 1900, La Ville Sainte à l’âge des possibles, Paris, Armand Colin, 2013.
LEMIRE Vincent (dir), Jérusalem, histoire d’une ville monde, avec Katell Berthelot, Julien Loiseau et Yann Potin, Paris, Flammarion, 2016.
MAALOUF MONNEAU May, Jérusalem : Idées reçues sur une ville frontière, Paris, Le Cavalier Bleu, 2023.
MARAVAL Pierre, Lieux Saints et pèlerinages d’Orient, Histoire des origines à la conquête arabe, Paris, CERF, 2011.
NICAULT Catherine, Une histoire de Jérusalem, 1850-1967, Paris, CNRS Éditions, 2008.